jeudi 22 décembre 2016

Je vous dois l’impureté en peinture…

  Georges Didi-Huberman


 « L'impureté est la vraie situation : le silence du peintre n’a pas fini de bruire, le désir passe à travers bâillons et linceuls. Les tableaux sont là devant nous, seuils vivaces, prodigues de leurs étoilements. ». Georges Didi-Huberman, L’étoilement, Ed Minuit 1998

Le peintre, ici, c’est Simon Hantaï, peintre dont j’ai toujours apprécié (en toute subjectivité, bien évidemment) le caractère d’évidence de ses grandes toiles émaillées de macules.
En fait, et pour tout dire, c’est plutôt tardivement, au début des années 80, dans une situation un peu particulière, que j’ai croisé son travail. J’ai souvenir d’une reproduction en noir et blanc (carte postale, photographie ?), qui s’était échappée d’entre les pages jaunies des Correspondances de Cézanne que je feuilletais, dans l’arrière salle d’une boutique de livres d’occasion. J’avais regardé rapidement l’image, avant de la remettre en place dans l’ouvrage, en croyant naïvement qu’il s’agissait là d’une reproduction d’un détail d’une peinture de Cézanne. Je ne connaissais alors pas grand-chose à la peinture, tout m’étonnait et j’étais disposé à tout prendre, comme cela venait, avec toutes les distorsions et les paradoxes, tous les écarts – principes en fait que j’ai conservés -. Ce n’est que plus tard, après avoir acheté ce livre (qui contenait dans le pli des pages la petite reproduction) que j’ai compris ma méprise, ou plutôt – car s’agissait-il vraiment d’une méprise ? –  que j’ai su que l’image n’était pas de Cézanne, mais bien de Simon Hantaï.


Simon Hantaï, Meun 9, 1968 
 
La main (et derrière la main : l’œil) qui avait discrètement (volontairement ou non d’ailleurs) permis ou autorisé que s’établisse la correspondance entre ces deux peintres, m’avait introduit, sans mot, par une porte dérobée, non seulement à la lecture des peintures de Cézanne, mais aussi, d’une autre façon à la peinture. Mieux, cette rencontre avait fait naître une intuition dont, aujourd’hui seulement je comprends, à la lecture du livre de Georges Didi-Huberman, qu’elle était précisément l’une de celle qui a marqué l’œuvre de Simon Hantaï, « Le modèle cézannien n’est si fondamental pour lui que parce que Cézanne posait le problème de la modulation colorée à partir d’une condition aveuglante de la lumière, rendant impossible la localisation des couleurs et par-delà, le modelé des formes. » et que Cézanne lui-même formule ainsi : « Maintenant, ce n’est pas ce que je peins qui compte, mais ce que je ne peins pas – c’est le blanc ».
 
C’est sans doute parce que j’avais oublié le souvenir primitif de cette rencontre fortuite - jusqu’à la lecture de cet essai remarquable de Georges Didi-Huberman -, que j’ai longtemps associé (de façon étrangement anachronique : le présent rendant lisible le passé...) les silhouettes cézanienne de la Sainte Victoire et la Piéta de Enguerrand Quarton à travers ce filtre (ou ce crible) que sont les dépliages des toiles maclées de Simon Hantaï.
 
L’étoilement (sous titré « conversation avec Simon Hantaï »), outre le fait que cet essai précise, de façon remarquable, le lien ténu qui relie ces trois peintres – et dénoue ce que je n’avais fait que pressentir – est aussi un superbe travail d’écriture. La langue y travaille, dans les replis des mots, à explorer les poches, les mailles ou les chaînes froissées et repassées de ces toiles étoilées. Lentement, Didi-Huberman y rapièce les termes et retisse les trames, réunit les pièces (d’étoffes) et les propos (longtemps étouffés) du peintre, retire les ficelles du « bâillon » que l’artiste s’était, dit-il, volontairement appliqué depuis 1982, après avoir brutalement quitté, comme on le sait, la scène médiatique.
 
Dans ce retranchement volontaire, que Didi-Huberman compare précisément  à celui du peintre Aixois, « Hantaï par avance semble nous tourner le dos, comme Cézanne le fit à Emile Bernard sur la route de la Sainte-Victoire », c’est à un travail d’éloignement, de détachement de l’objet que va se livrer le peintre, qui le conduira d’une part à trancher (entailler) dans le corps de ses grandes toiles (à en prélever des fragments) et d’autre part à enfouir une autre partie de son travail dans la terre. Ainsi, se coupant du monde, se terrant, il tranche dans le vif et enterre les traces tangibles de son identité de peintre.
 
Par ces gestes de césure et d’inhumation, de retrait et d’enfouissement, de « renoncement » qui ont pu, on s’en doute, paraître monstrueux, ou scandaleux, s’exprime pourtant encore les idées de la blessure ou de la faille, de « la fissure » et du recouvrement qui font le lit du pictural, l’impureté en question : « la lie du pli de la peinture ».
 
(article initialement publié sur appeau vert overblog le 04.06.2008 par ap)
 

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