Georges Didi-Huberman
« L'impureté est la vraie situation :
le silence du peintre n’a pas fini de bruire, le désir passe à travers
bâillons et linceuls. Les tableaux sont là devant nous, seuils vivaces,
prodigues de leurs étoilements. ». Georges Didi-Huberman, L’étoilement, Ed Minuit 1998
Le
peintre, ici, c’est Simon Hantaï, peintre dont j’ai toujours apprécié
(en toute subjectivité, bien évidemment) le caractère d’évidence de ses
grandes toiles émaillées de macules.
En
fait, et pour tout dire, c’est plutôt tardivement, au début des années
80, dans une situation un peu particulière, que j’ai croisé son travail.
J’ai souvenir d’une reproduction en noir et blanc (carte postale,
photographie ?), qui s’était échappée d’entre les pages jaunies des
Correspondances de Cézanne que je feuilletais, dans l’arrière salle
d’une boutique de livres d’occasion. J’avais regardé rapidement l’image,
avant de la remettre en place dans l’ouvrage, en croyant naïvement
qu’il s’agissait là d’une reproduction d’un détail d’une peinture de
Cézanne. Je ne connaissais alors pas grand-chose à la peinture, tout
m’étonnait et j’étais disposé à tout prendre, comme cela venait, avec
toutes les distorsions et les paradoxes, tous les écarts – principes en
fait que j’ai conservés -. Ce n’est que plus tard, après avoir acheté ce
livre (qui contenait dans le pli des pages la petite reproduction) que
j’ai compris ma méprise, ou plutôt – car s’agissait-il vraiment d’une
méprise ? – que j’ai su que l’image n’était pas de Cézanne, mais bien de Simon Hantaï.
Simon Hantaï, Meun 9, 1968
La
main (et derrière la main : l’œil) qui avait discrètement
(volontairement ou non d’ailleurs) permis ou autorisé que s’établisse la
correspondance entre ces deux peintres, m’avait introduit, sans mot,
par une porte dérobée, non seulement à la lecture des peintures de
Cézanne, mais aussi, d’une autre façon à la peinture. Mieux, cette
rencontre avait fait naître une intuition dont, aujourd’hui seulement je
comprends, à la lecture du livre de Georges Didi-Huberman, qu’elle
était précisément l’une de celle qui a marqué l’œuvre de Simon Hantaï,
« Le modèle cézannien n’est si fondamental pour lui que parce que
Cézanne posait le problème de la modulation colorée à partir d’une condition aveuglante
de la lumière, rendant impossible la localisation des couleurs et
par-delà, le modelé des formes. » et que Cézanne lui-même formule
ainsi : « Maintenant, ce n’est pas ce que je peins qui compte, mais ce
que je ne peins pas – c’est le blanc ».
C’est
sans doute parce que j’avais oublié le souvenir primitif de cette rencontre
fortuite - jusqu’à la lecture de cet essai
remarquable de Georges Didi-Huberman -, que j’ai longtemps associé (de façon étrangement anachronique :
le présent rendant lisible le passé...) les silhouettes cézanienne de la
Sainte Victoire et la Piéta de Enguerrand Quarton à travers ce filtre
(ou ce crible) que sont les dépliages des toiles maclées de Simon Hantaï.
L’étoilement (sous titré « conversation avec Simon Hantaï »), outre le fait que cet
essai précise, de façon remarquable, le lien ténu qui relie ces trois
peintres – et dénoue ce que je n’avais fait que pressentir – est aussi
un superbe travail d’écriture. La langue y travaille, dans les replis
des mots, à explorer les poches, les mailles ou les chaînes froissées et
repassées de ces toiles étoilées. Lentement, Didi-Huberman y rapièce
les termes et retisse les trames, réunit les pièces (d’étoffes) et les
propos (longtemps étouffés) du peintre, retire les ficelles
du « bâillon » que l’artiste s’était, dit-il, volontairement appliqué
depuis 1982, après avoir brutalement quitté, comme on le sait, la scène
médiatique.
Dans
ce retranchement volontaire, que Didi-Huberman compare précisément à
celui du peintre Aixois, « Hantaï par avance semble nous tourner le
dos, comme Cézanne le fit à Emile Bernard sur la route de la
Sainte-Victoire », c’est à un travail d’éloignement, de détachement de
l’objet que va se livrer le peintre, qui le conduira d’une part à
trancher (entailler) dans le corps de ses grandes toiles (à en prélever
des fragments) et d’autre part à enfouir une autre partie de son travail
dans la terre. Ainsi, se coupant du monde, se terrant, il tranche dans
le vif et enterre les traces tangibles de son identité de peintre.
Par
ces gestes de césure et d’inhumation, de retrait et d’enfouissement,
de « renoncement » qui ont pu, on s’en doute, paraître monstrueux, ou
scandaleux, s’exprime pourtant encore les idées de la blessure ou de la
faille, de « la fissure » et du recouvrement qui font le lit du
pictural, l’impureté en question : « la lie du pli de la peinture ».
(article initialement publié sur appeau vert overblog le 04.06.2008 par ap)
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