vendredi 23 décembre 2016

Les simulacres de Max (3, 4)

Max Ernst

3 – Étoiles dans la toile


 

"Il faut vivre avec ses toiles. Non les conserver mais les mettre à l'épreuve du temps." Max Ernst

On vient de le voir le principe de construction de l’univers de Max Ernst, tout au moins dans cette première période de son travail, est marqué par ces jeux de télescopages, liés d’un côté aux matériaux (photographie, gravure) et de l’autre au brassage d’un nombre considérable de références iconographiques. Ceux-ci s’inscrivent dans un registre à la fois crédible par le mode d’assemblage – montage qui tient plus de la greffe chirurgicale que de l’assemblage grossier ou volontairement grotesque des autres artistes dadaïstes (Hausmann, Haertfield…) - et improbable pour le sujet représenté, telles ces figures chimériques flottant, ou traversant un monde reconnaissable.
C’est cet entre-deux qui fait que l’on rapproche souvent ce travail d’un univers onirique, où les figurent et les espaces s’hybrident par glissements discrets, comme ici, la forme d’un motif de dentelle devenant tout à la fois masque, papillon ou organes pouvait être aussi bien un déguisement de carnaval.

 Illustration pour Autour de la Lune de Jules Verne, 1870
 Max Ernst, Au-dessus des nuages marche la minuit, 1920

Cet aspect merveilleux ou fantastique hante l’histoire des représentations dans quasiment toutes les civilisations : hybrides, chimères, monstres, dragons, gargouilles, dieux à tête d’animaux,...sans oublier les anges. Mieux, personne ne s’étonnait, à la Renaissance, de voir surgir de l’eau en équilibre sur une conque géante (comme on n’en fait plus !) la déesse de l’amour, ni de voir s’élever, dans les nuées, une simple mortelle…
 
 Max Ernst, La puberté proche, 1919

On peut aussi remarquer que, dans Les hommes n’en sauront rien, la figure symétrique (les deux paires de jambes) n’est pas sans rappeler (par sa construction) celle du fameux Couronnement de la Vierge de Enguerrand Quarton, où la figure dédoublée (le Père et le Fils) - en écho aux ailes déployées d’une colombe -, vient déposer la couronne sur la tête de Marie en pleine ascension. De même en ce qui concerne la construction symbolique, celle-ci peut être rapprochée, par exemple, de celle de La Madone du retable San Zaccaria, de Giovanni Bellini, où, au plafond de la voûte (sous laquelle la siègent la Vierge et le Christ enfant, est suspendu un oeuf… L’alignement entre suspension (oeuf) et assise (figures sacrées trônant) étant très proche de la composition du tableau qui nous occupe.
 


On pourrait ainsi penser que c’est autant du point de vue formel que du côté des mythes et légendes (comme un matériau de récits possibles) re-brassés, que se tourne Ernst, pour bâtir le dispositif de cette peinture.

Il faut cependant préciser un point qui appartient précisément au mode de construction du réseau de lignes et de disques, qui constituent le motif de l’arrière plan et que Max Ernst rapproche, à propos du croissant jaune, d’un parachute.
Pour cela, revenons un instant à Ptolémée et aux instruments de mesure qu’il utilisait. Comme on peut le voir sur une miniature (ci-dessous, à gauche) il s’agissait entre autres, d’un compas et d’un quadrant (un quart de cercle ou rapporteur muni d’un fil à plomb et d’un système de visée alidade). Ces deux outils permettaient de reporter sur une sphère, puis sur un plan, l’emplacement des astres observés en traçant les angles de visée. Par ailleurs, (image du centre) c’est par un ensemble de rayons (solaires et lunaires) qu’étaient signalées les différentes phases lunaires, suivant le modèle qu’il avait établit. On peut donc comprendre que ce jeu de lignes puisse s’apparenter (à l’envers) à la forme d’un parachute.



Dans la peinture de Max Ernst, les lignes qui sont dessinées empruntent donc à ce faisceau mais, de façon étrange, seules deux d’entre elles sont tirées à partir des pointes du croissant (parachute), tandis que les autres semblent plutôt s’inspirer de la structure du schéma de Ptolémée.


Max Ernst, Les hommes n’en sauront rien, 1923
 
Si l’on oublie donc un moment le "croissant" et que l’on projette la structure du tableau de Ernst en perspective on obtient donc ceci :
 

On s’aperçoit que Max Ernst a utilisé deux logiques différentes pour effectuer le tracé de lignes (ici séparées en noir et en rouge). Les noires se croisent en partant du "soleil" et passent par les côtés des différents cercles, pour donner naissance aux formes que l’on a identifié plus haut comme des sortes de "pyramides", tandis que les lignes rouges, qui ne se croisent pas, mais passant aussi par les côtés de ces mêmes cercles, correspondent aux "zones d’ombres" qui sont présentes sur ces "pyramides".

Par contre, en tentant d’élever, à partir des cercles tracés dans le plan, des solides, on obtient des cônes, ce qui, on en conviendra, est assez particulier pour figurer des planètes, objets que Ptolémée lui-même avait représenté par des sphères.

 Juste de Gand, Ptolémée – Gravure  du 17e présentant La mappemonde de l’univers selon Ptolémée


Aussi, il va de soi que, dans ce cas de figure (ci-dessous), aucune des ombres ici projetées sur un plan ne devrait avoir une raison d’être. Autrement dit, la composition de Max Ernst est totalement invraisemblable. 
 
Finalement, une fois de plus, jouant sur de fausses propositions, Ernst combine et s’arrange avec les apparences, préférant nous laisser croire que ces triangles qui se détachent sur la nuit sont des figures, alors qu’elles ne sont rien d’autre qu’un leurre, habilement mis en scène.

La main posée sur l’un de ces pseudo-disques ("la Terre") participant pleinement à ce tour de passe-passe, comme le ferait la main d’un escamoteur en jouant avec des godets.



 Max Ernst, La lune et le soleil, 1960


4 -   Résidus en marge

 

« … je m’étais rendu au “marché aux puces” de Saint-Ouen (j’y suis souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime, comme par exemple cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier, verni, présentant des reliefs et des dépressions sans signification pour moi, strié d’horizontales et de verticales rouges et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en langue italienne, que j’ai ramené chez moi et dont à bien l’examiner j’ai fini par admettre qu’il ne correspond qu’à la statistique, établie dans les trois dimensions, de la population d’une ville de telle à telle année, ce qui pour cela ne me le rend pas plus lisible),[…]» André Breton, Nadja


Détails de peintures Cosimo - Lippi - Bellini
L’élément dont je n’ai pas vraiment parlé, qui se trouve au premier plan de la peinture « Les hommes n’en sauront rien », m’a longtemps intrigué et ce, pour deux raisons. La première est liée à son emplacement et la seconde à son identification. J’ai rapidement dit dans le premier article, qu’il s’agissait «d’une bande de sol sur laquelle (ou de laquelle) émergeaient quelques formes vaguement anthropomorphes…». En fait cette bande de terre, ainsi placée, joue un peu le rôle des parapets ou des margelles que l’on trouve dans de nombreuses peintures de la Renaissance et particulièrement dans les portraits ou les Madones. La fonction en est assez simple et l’on peut essayer de la résumer ainsi : il s’agit de créer une zone frontière entre l’espace représenté et l’espace du spectateur : une coupure nette qui est une façon de matérialiser un infranchissable. Il arrive souvent que cette limite ou bordure soit utilisée pour y déposer un objet, voire même un des personnages de la scène qui se tient derrière, jouant ainsi au plus près avec le bord de l’image...  
Dans le Tableau de Max Ernst, il semblerait que ce soit aussi le cas, avec cependant l’ambiguïté spatiale qu’elle induit ce groupe qui ne propose que l’image indécise d’un un tas, entre l’organique et le minéral, d’une masse informe et intemporelle. Ainsi, il semble difficile de se faire une idée précise de la profondeur et donc de l’échelle des figures de l’arrière plan par rapport à celles du premier plan. Pour tenter malgré tout d’en dire un peu plus, on pourrait avancer que ces formes évoquent à la fois des roches érodées (ou de la terre à peine mise en forme), des formes végétales fossilisées, des fragments de flore marine ou encore, des morceaux de chair un peu flasques : viscères ou organes… En gros, une espèce de nature morte. On peut d’ailleurs ajouter que les formes de droite (entre vers marins et calebasse) sont assez proches, graphiquement, de celles posées sur le sol d’une pièce (aux côtés d’un corps décapité ou mannequin ?), dans un dessin de 1923.
 
Max Ernst, Les gorges froides, 1923
Serait-ce là la matière façonnée (glaise ou poussière) qu’un souffle Divin anima pour reproduire sa propre image ? Si c’est le cas, ce tas se situerait donc avant la Création… Mais il est encore possible que cela soit plus tard, quand, décomposés, les corps s’en retournent à leur état premier, sorte de dépouilles, de résidus ou de restes abandonnés, comme un souvenir lointain (passé), des bribes et fragments … Matière en devenir ou reliefs de vie ?


Ces jours-ci, relisant Nadja, je me suis attardé sur une reproduction photographique d’un objet étrange (celui là même dont André Breton explique qu'il l'a trouvé aux Puces de Saint-Ouen1) et, je ne sais pourquoi (peut-être pour lire ce qui y était inscrit ?), mais l’envie m’est venue de renverser l’image.

Ce diagramme en relief, dont les plis froissés et inattendus, greffés sur un cylindre, déforment les lignes du quadrillage et dessinent une cartographie irréelle ressemble étonnamment aux paysages de Ernst. Cet objet paradoxal, construit avec une rigueur scientifique et produisant cette excroissance difforme et chaotique (jusqu’à l’illisibilité), aurait donc fort bien pu se trouver au premier plan de la peinture de Ernst, d’autant que, sa couleur réelle en renforce singulièrement la consistance minérale, laissant croire à une sorte de fossile. On imagine donc ce qui a pu ici séduire Breton, dans cet objet concret mais invraisemblable, réel et insaisissable,  comme pouvait l’être le personnage de Nadja : « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. »
Le hasard objectif 2, qui conduit André Breton à s’intéresser à cet objet, traverse en réalité l’ensemble de son roman. On en retrouve aussi bien la trace dans cette allusion « Elle s’est plue à se figurer sous l’apparence d’un papillon dont le corps serait formé par une lampe « Mazda » (Nadja) vers lequel se dresserait un serpent charmé »,lampe dont il indique plus loin avoir croisé la publicité lumineuse sur les grands boulevards, que dans le rapprochement qu’il fait entre le tableau de Giorgio de Chirico, L’angoissant voyage ou l’énigme de la fatalité (où est présente la fameuse main rouge) et « La main de feu »3 dont parle Nadja, main qui ne serait qu’une personnification de Breton lui-même…

Le personnage de Nadja apparaît à la fois comme Pythie (visions et révélations) et comme Chimère (Mélusine ou le Sphinx ?) qui, tour à tour, éblouit, fascine, trouble, et bouleverse Breton ("Qu'étions-nous devant la réalité, cette réalité que je sais maintenant couchée aux pieds de Nadja, comme un chien fourbe?"). Nadja est la figure Surréaliste par excellence, placée à la charnière de deux mondes ("le monde qui était celui de Nadja, et où tout prenait si vite l'apparence de la montée et de la chute."), figure dangereuse, fragile et insaisissable comme la beauté convulsive.

C’est en ce sens que tous ces entrelacements du texte et des images, qui constituent la matière du récit de Nadja pourraient (en s'en donnant le temps) permettre de mieux comprendre la façon dont le tableau de Max Ernst, Les hommes n’en sauront rien en est, en quelque sorte, la forme emblématique. : « Elle [Nadja], je sais que dans toute la force du terme il lui est arrivé de me prendre pour un dieu, de croire que j'étais le soleil. Je me souviens aussi - rien à cet instant ne pouvait être à la fois plus beau et plus tragique - je me souviens de lui être apparu noir et froid comme un homme foudroyé aux pieds du Sphinx.».

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1 - Je crois comprendre que le terme de demi-cylindre qu’utilise André Breton pour qualifier sa trouvaille, correspond à une terminologie de serrurerie.
2 – Cette notion de Hasard objectif est empruntée par A. Breton au matérialisme dialectique, de Friedrich Engels qu’il cite : « La causalité ne peut être comprise qu’en liaison avec la catégorie du hasard objectif, forme de manifestation de la nécessité… » Michel Zeraffa a tenté de résumer ainsi la théorie de Breton : « Le cosmos est un cryptogramme qui contient un décrypteur : l’homme. » [source Wikipédia]
3 –  «  Toujours cette main. ». Elle me la montre réellement sur cette affiche, un peu au-delà de la librairie Dorbon. Il y a bien là, très au-dessus de nous, une main rouge à l’index pointé, vantant je ne sais quoi. Il faut absolument qu’elle touche cette main, qu’elle cherche à atteindre en sautant et contre laquelle elle parvient à plaquer la sienne.  « La main de feu, c’est à ton sujet, tu sais, c’est toi. ». André Breton, Nadja, Ed.Gallimard, 1964 (P.115)

 (articles initialement publiés dans appeau vert overblog le16 juin 2008 par ap)
 
 

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