samedi 31 décembre 2016

En ce jardin...

Max Ernst

« Elle s'y étale avec une majesté tranquille, et rien n'égale la large beauté des horizons qu'on découvre des coteaux qui la dominent […]. Ce n'est pas ici un pays de lumière éclatante, de pittoresque excessif, de beauté frappante ; mais la séduction pénétrante s'en fait sentir peu à peu, douce et invincible.» Paul Vitry Tours et Châteaux de Touraine -  H. Laurens Éditeur, Paris, 1905

 1 - vieux clou


La courbe douce d’une colline verdoyante se détache sur l’azur, en arrière plan de cette étendue d’eau dont le dessin en arc de cercle des berges laisse deviner quelque géométrie humaine. Ou, si ce n’était la légère différence de teinte entre le ciel et l’eau, on pourrait croire, un instant, que cette langue de terre étrangement profilée serait, comme cela arrive parfois dans certains endroits pittoresques ou quelques paysages fantastiques, l’arche d’un pont naturel.
Il se pourrait encore, en changeant radicalement de point de vue, que le tout ne soit que la représentation aérienne d’un étang artificiel séparée de la mer par une digue… 


Plus bas, d’autres parties de ce paysage nous invitent à pencher en faveur de cette dernière hypothèse. Des zones de couleurs cernées évoquent ainsi des reliefs, des cavités, des bois ou des parcelles cultivées semblables à ce que l’on peut trouver sur des cartes de géographie.

Et d’ailleurs, pourquoi le cacher davantage, les inscriptions et la légende qui figurent sur l’image semblent confirmer qu’il s’agit bien de cela. « Le jardin de la France », peint par Max Ernst en 1962, ne se compose pas, comme on le sait sans doute, que de l’ensemble des fragments cartographiques que nous venons de survoler.


***
Dans la partie basse du tableau un corps de femme nu, allongé, apparait en partie comme niché (enchâssé) dans les replis du relief, ou plutôt, comme si la carte avait été découpée par endroits révélant la figure qui se trouverait derrière, rappelant en cela les dispositifs de fête foraine où l’on se faisait photographier en passant la tête dans une fenêtre ménagée dans une toile peinte ou panneau de bois.
 
Détails de deux clichés de Marcel Bovis, Fête foraine - Panneaux de photographe, 1936 (RNM)
Dans Le jardin de la Fiance, les ouvertures ainsi réservées dans la frontalité de la carte renforcent d’une part le traitement en volume du corps et, de l’autre, mettent en évidence deux procédés chromatiques différents : l’un vif, plutôt traité par zones d'aplats, l’autre assez monochrome, utilisant un système de clair obscur. Ces ouvertures ont aussi pour effet d’induire une focalisation sur les parties érotisées du corps (les jambes, le pubis et un sein), dissimulant l’identité de la figure. Le thème érotisé du corps féminin est l’un de ceux qui traversent non seulement une grande partie de l’imaginaire Surréaliste mais aussi et surtout l’œuvre de Max Ersnt, tout comme celui de l’eau et des cartographies d’ailleurs (cartes terrestres imaginaires, L’Europe après la pluie, ou stellaires).

 

Max Ernst s’est toujours montré particulièrement sensible à ce genre de télescopages graphiques, et ce dès ses premières gouaches, dont le recouvrement pictural venait masquer certaines parties des images (photographies ou gravures) qui lui servaient de point de départ. C’est le cas pour « La puberté proche…(1920) », « Le limaçon de chambre (1920) » ou « C’est le chapeau qui fait l’homme (1920) ». Sa pratique du collage en est, elle aussi (cela va sans dire), l’expression la plus évidente.



Par contre, il n’existe pas, je crois, d’autres exemples, dans les grandes peintures à l’huile de Ernst, d’un tel écart entre la représentation des différents éléments comme c’est ici le cas entre le corps et le "fond paysagé". L’explication en est apparemment assez simple : contrairement aux processus utilisés habituellement pour ses peintures (La femme chancelante, Œdipus Rex), à savoir la transposition (à l’huile sur toile) d’un matériel graphique préalable, « Le jardin de la France » est un repeint. L’artiste a recouvert partiellement une toile existante qu’il aurait acheté "en chinant près de Chinon". [Ah ! tout de même, ce que c’est que le hasard objectif…!].

[...]

On peut lire, un peu partout, que cette peinture dénichée sur un marché aux puces, serait une copie du célèbre tableau d’Alexandre Cabanel (peintre académique célébré par Balzac mais décrié par Zola) intitulé « La naissance de Vénus » (1764). Cependant, si l’attitude du corps reprend, ou plutôt reproduit, la position du nu, on observera que, chez Cabanel, aucun serpent n’est présent sur la cuisse de la Vénus.

 

Au premier abord, la présence de ce nu enfoui semble langoureux, enveloppé par les courbes douces (mais serpentines) des deux fleuves, l’Indre et la Loire. Beaucoup en ont souligné l’expression sensuelle, que l’on peut d’ailleurs associer aux descriptions faites du paysage de Touraine : « On a vanté de tout temps la grâce et la douceur du pays de Touraine ; on n'a peut-être jamais assez dit la noblesse et la grandeur calme de ses paysages aux lignes harmonieuses, aux teintes légères. […] une grande courbe à peine accentuée, mollement, comme il convient au fleuve paresseux, encombré de bancs de sable et d'îles verdoyantes. Elle s'y étale avec une majesté tranquille, et rien n'égale la large beauté des horizons qu'on découvre des coteaux qui la dominent. » (Paul Vitry, 1905).



Dès 1473, Francesco Florio vantait cette même région, dans une lettre à l'un de ses amis de Florence,  en ces termes : "J'ai vu ici le jardin de France". Bien que visiblement cet enthousiasme fût partagé par Max Ernst et Dorothea Tanning, qui séjournèrent dans le petit village de Huismes, de 1955 à 1963, il n’est pas absolument certain que la peinture de Max Ernst, qui emprunte à cet ambassadeur italien du 15e siècle sa formule heureuse, soit  pour autant un hommage au lieu de son séjour ou de la représentation idyllique telle que l’on voudrait bien nous la donner à voir. Car cette femme morcelée, sans tête ( « Vivant seule sur son globe-fantôme, belle et parée de ses rêves : Perturbation, ma soeur, la femme 100 têtes, (1929) »), est simultanément la représentation d’un désir érotique et l’incarnation d’une menace. Le motif du serpent enroulé autour de sa cuisse n’étant pas sans rappeler les différentes représentations de Lilith ou d'une figure de la Tentation.

 

Il y a donc fort à parier que si l’auteur (inconnu) de cette copie avait déjà, à sa façon, réinterprété la toile de Cabanel, lui attribuant en quelque sorte une signification moins lumineuse, c’est avec un "malin" plaisir (c’est précisément le cas de le dire) que Max Ersnt s’est plu à enfoncer ce "vieux clou" puisque, comme le dit le proverbe, "un clou chasse l’autre", autrement dit, un goût nouveau fait oublier l'ancien.  


[…] 
2 - Les poches des choses
«Il faut faire du fantastique avec le banal.» Max Ernst




En passant plusieurs de ces peintures académiques au crible du cache utilisé par Ernst sur son tableau, beaucoup pourraient faire illusion, même si aucune ne correspond vraiment. Cette position ultra classique, que Cabanel n’a pas inventée mais lui-même récupérée chez les artistes de la Renaissance, est précisément l’élément avec lequel joue Ernst pour bluffer le regardeur (« on dirait, ça ressemble presque, donc c’est… »)
 



Un examen plus précis des détails laissés visibles avec la Vénus ne fait aucun doute sur la différence entre les deux nus.
Ni la position des pieds, ni celle du genou, ni le pubis et la courbe de la hanche, ni même la pointe du sein ne sont identiques. Et je ne reviens pas sur la présence de l’anneau du serpent, ni sur les jeux d’éclairage… Ce nu, d’un illustre inconnu - enfin : une simple analyse aux rayons X permettrait certainement, si ce n’est déjà fait, de retrouver la signature et peut-être même la date de réalisation - peint dans la manière académique, et dont, probablement, même le sujet représenté est différent, pouvait cependant faire illusion.



Le masquage partiel réalisé par Ernst, en ne conservant de ce nu que les éléments les plus proches de la Vénus de Cabanel – et encore, je ne suis même pas certain qu’il se soit soucié de ce tableau là en particulier – induit donc sur une fausse piste. Plus qu’une allusion historique ponctuelle (liée à une soit disant commémoration ironique du succès de cette œuvre au salon de 1865), je préfère voir dans le choix de ce nu une référence plus large à l’histoire d’un regard sur la peinture, et à la récurrence obsédante de ce motif qui la traverse.
 
Autre exemple, la carte censée représenter la Touraine s’avère rapidement farfelue, à en juger par les flèches contradictoires qui indiquent la direction des eaux des deux fleuves (alors que l’Indre est un affluent de la Loire). D’ailleurs, toujours en observant de près le bleu qui matérialise l’eau de L’Indre, on s’aperçoit qu’il est posé sur du vert, ce qui laisse penser que l’intention de Max Ernst n’était sans doute pas de figurer un cours d’eau à cet endroit, mais bien une bande de terre.
Ce repentir assez visible est aussi présent dans la sous-couche du bleu de la Loire. Il semble donc que l’idée de la géologie première par la coupe de terrain révélant en son sein un corps (Gaia ?) presque trop frontale (et surtout trop évidente !) ait été modifiée in fine par l’ajout des deux fleuves perturbant définitivement le point de vue, et produisant simultanément un horizon, une vue aérienne et un plan de coupe.
 
Mentalement, il ne s’agit rien moins que d’un collage, visuellement l’œil hésite à trouver son assise. L’ajout des flèches qui produisent un sens giratoire inattendu, nous entrainant dans un vertige, marque une volonté évidente d’éviter tout repère réaliste.
La Carte du tendre était, elle aussi, un espace fictif, et nul doute que Ernst y fasse ici allusion, plus d’ailleurs pour la logique allégorique de sa topographie que pour sa mignardise.
 
Toujours à propos de la question de la carte (dont trop rapidement, sans doute, on accepte l'idée, en tenant compte de la présence des codes conventionnels des couleurs et des annotations, quoique sommaires et naïves), il se pourrait tout aussi bien que ces formes, par leurs circonvolutions et leurs plis, voire leurs poches, renvoient aussi à celles des coupes anatomiques du corps humain dont l’artiste a maintes fois fait usage, et dont, il faut bien en convenir, les similitudes géométriques invitent à une possible superposition : strates, terre, matrice, moule, cavité, bassin, circulation des liquides...

Ceci serait somme toute assez logique puisque le soit disant paysage d’Ernst,  tout comme la géographie génitale (dessinée ou moulée) d’une femme enceinte abritent chacun la présence d’un corps. Ils sont « porteurs» en somme, l’un dans les plis de chair, l’autre dans ses couches sédimentées de la terre, d’une figure naissante ou renaissante. Il n’en demeure pas moins que chez Ernst, pourtant, cette figure lovée dans les cavités de la terre contient une part ambigüe.  


Dans Le jardin des délices de Jérôme Bosch, on retrouve cette façon de jouer de la peau, de la coque, ou de la bulle qui enveloppent les couples, montrent ou masquent, selon la texture choisie. Dans ce triptyque sont illustrés les péchés de la chair et les châtiments divins. Le panneau central (le Jardin des délices – l’âge d’or) présente une humanité qui, hors de toute notion morale (ou immorale), s’adonne à tous  les plaisirs.

Cette figure enfouie au cœur d'un jardin, endormie par quelques maléfices (un morceau de pomme  ou la piqure d'un serpent suffisent parfois…), sédimentée sous les couches de peinture qui constituent à la fois son écrin, son cocon ou son cercueil, attend depuis le fond des âges. Elle est la promesse de tous les plaisirs et les dangers des délices, enlacée par le flux circulaire des ondes qui retourne malicieusement le nom de Vénus en mont de Vénus.

[...] 

Ne serions nous pas ici, finalement en présence du souvenir de l’Eva prima Pandora (Pandore), celle peinte par Jean Cousin vers 1550, dont le corps laiteux est allongé à l'entrée d’une caverne qui ouvre sur un fleuve? A son bras glissent les anneaux d'un serpent. L’urne, dont elle soulèvera bientôt le couvercle, libérera tous les maux de l’humanité. Seule l’Espérance (qu'elle contenait aussi) plus lente à s’évaporer restera enfermée dans l’urne.



Max Ernst ne pouvait que se reconnaitre, je crois, dans ce geste de Pandore, lui qui toute sa vie n’a cessé de soulever le couvercle des apparences.
Comme l’avait très justement observé Tristan Tzara, dans un ouvrage1 consacré à son ami: «Nul mieux que Max Ernst ne s'est entendu à retourner les poches des choses»

[...]

3 -  ...comme un collier rompu 

"Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c'étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.



La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.



L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba."

Gustave Flaubert , Salammbô, 1862

Michael Puzt-Richard (gravure d'après), Salammbô , vers 1912 ?

 Voici que, au hasard d'une lecture , un passage ravive le souvenir d'une peinture. Des mots soudain font image ou plutôt, par des jeux d'associations étranges, font remonter les bribes d'une image longtemps regardée.
Une rapide recherche me fait donc croiser une gravure, puis une photographie en noir et blanc de la peinture reproduite sur une carte postale ("Paris Salon") où figure le dit détail : l'anneau sombre d'un serpent lové autour du genoux d'une femme.

 
Ainsi il ne s'agit ni de Lilith ni de Pandora mais de Salammbô. Par contre je n'ai trouvé que de maigres informations concernant Michael Puzt-Richard (1869-1940), l'auteur de la peinture ici reproduite, et  surtout  aucune localisation actuelle de cette version de Salammbô
Il se pourrait bien, tout simplement que ce soit celle-là même qui fut en partie recouverte par Max Ernst pour devenir Le jardin de la France  .

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1 - Tristan Tzara, Max Ernst, œuvres de 1919 à 1936, Éditions Cahiers d’art, Paris, 1937 - p. 118
 



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