Max Ernst
1 - Une partie de jambes en l’air
" L'image est une pure création de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique..." Pierre Reverdy (1918) cité dans le Manifeste du surréalisme
Cela
fait un moment que j’y pense, que je tourne autour sans oser
l’entreprendre. Non pas qu’elle m’effraie ou qu’elle suppose une
quelconque menace par les révélations que l’on pourrait faire à son
sujet (ce n’est pas la boite de Pandore !). Non, j’hésite simplement
parce que je bute sur un détail que je n’arrive pas à placer dans le
puzzle, une pièce qui manque au dossier de l’énigme que propose ce
tableau de Max Ernst. Car c’est bien d’un mystère, d’une chose cachée,
qu’il s’agit, comme nous en prévient par avance le titre : « Les hommes n’en sauront rien ». Le tableau date de 1923 et se trouve actuellement dans les collections de la Tate Gallery.
En
fait la composition est relativement simple : sur un fond vertical en
dégradé, qui pourrait être associé à un ciel, se détachent plusieurs
figures reliées entre elles par un réseau de lignes blanches. Certaines
de ces figures sont plutôt géométriques (cercles, arcs, triangles…),
d’autres sont figuratives (fragments de corps..). Par étages successifs,
en partant du haut, on pourrait dire que la composition contient un
demi disque de trois couleurs (pourtour rouge et surface divisée par une
oblique : d’un côté bleue et de l’autre noire), dessous, un croissant
jaune disposé à l’horizontale, pointes vers le bas, est relié à deux
paires de jambes étrangement emboîtées. Plus bas, des sortes de
pyramides ou, si l’on préfère, deux formes triangulaires érigées,
coiffées de petits cercles chromatiques (dont les couleurs rappellent
celles du sommet de la composition) : l’un d’elle (la plus grande en
taille), qui se trouve dans l’axe vertical de la composition, est barrée
en son centre par une main portant une sorte d’attelle. Enfin, au
premier plan de cet ordonnancement, se détache une bande de sol sur
laquelle (ou de laquelle) émergent quelques formes vaguement
anthropomorphes… Tout est là, suspendu dans cette sorte d’agencement
hiératique et troublant, nocturne et céleste, improbable et intemporel.
Que
se passe-t-il ici ? Quel est ce rituel bizarre ou cette cérémonie ? A
quoi correspondent ces fils qui semblent retenir en l’air ces fragments
de corps comme des figures de marionnettes ? Que représentent les deux
masses triangulaires portant cette main tranchée ?
Ce tableau, ai-je pu lire quelque part, « reprend
l’image d’un couple en train de faire l’amour. Pourtant, on ne peut pas
savoir s’il s’agit de deux êtres distincts ou d’une seule créature
androgyne, thème platonicien, souvent repris par les surréalistes. Cette
image, combinée avec les battements de coeur qu’on entend du fond, fait
référence directe aux pulsations du désir. Jeu inspiré de l’exposition
surréaliste de 1959, Eros, l’association de l’image et du son fait
fusionner les deux expériences de la réalité, la vie consciente
constituée de faits rationnels et la vie inconsciente, rêvée, créant
ainsi le seul état où, d’après le surréalisme, le désir trouve son
affirmation totale.».
Une
autre interprétation, assez proche, s’appuyant sur l’influence des
théories de l’inconscient chez les Surréalistes, indique que cette
peinture fut sans doute inspirée à Ernst par la lecture de l’étude du « Délire paranoïaque » et, plus particulièrement, par l’analyse du cas que fit Freud de Daniel Paul Schreber1, chez qui Freud décèle dans certains de ses écrits (« ce doit être une chose singulièrement belle d'être une femme en train de subir l'accouplement ») qu’il s’agit là d’un «complexe de castration».
A ce titre, la figure des jambes, dans le tableau de Ernst a été perçue
comme celle d’une référence implicite aux désirs hermaphrodites de
Schreber. A cela, on pourrait aussi ajouter que les délires de cet homme
étaient teintés d’un certain mysticisme ; Des propos comme : « ...les
nerfs de personnes vivantes, surtout en état d'hyperesthésie ont un tel
pouvoir d'attraction sur les nerfs divins que Dieu ne pourrait se
libérer d'elles et se sentirait par conséquent menacé dans son existence
même » et le « ...cas d'un homme unique en son genre, avec qui
Dieu est entré en contact permanent par le truchement des rayons,
contact qui désormais ne peut plus être suspendu, et qui dés lors
constitue une atteinte à l'ordre de l'univers », renvoient aussi à la question des liens confus qu’il entretenait avec l’image divine et paternelle…
Disons
le tout de suite, si l’interprétation psychanalyste reste l’une des
clés possibles des œuvres Surréalistes, les commentateurs s’en donnent
ici à cœur joie (et peut-être à coeur perdu!) oubliant sans doute de
regarder, préférant voir ou entendre ici que ce qu’ils veulent croire. Si l’on part du principe que le délire de Schreber
est illustré par ce tableau, l’affaire serait alors entendue et
classée, jusqu’au titre devenu soudainement caduque puisque, finalement,
tout finit par se savoir. Sans écarter totalement cette lecture,
presque trop littérale, il me semble néanmoins que les signes de cette
peinture travaillent à tout autre chose qu’à la simple mise en image
d’une hallucination.
Seule Nadja, personnage du livre d’André Breton, semble avoir été
réceptive au sens de cette peinture (« elle s'est longuement expliquée
sur le sens particulièrement difficile de Max Ernst Mais les hommes n'en sauront rien »), et
l’on aurait souhaité bien entendu qu’elle puisse nous le faire
partager, mais l’auteur s’est bien gardé de nous livrer cette version
des choses.
Il se trouve justement que, au dos de l’œuvre, est présente une inscription rédigée par Max Ernst lui-même et dédiée à André Breton :
« Le croissant (jaune et parachute) empêche que le petit sifflet tombe par terre.
Celui-ci, parce qu’on s’occupe de lui, s’imagine monter au soleil.
Le soleil est divisé en deux pour mieux tourner.
Le modèle est étendu dans une pose de rêve. La jambe droite est repliée (mouvement agréable et exact.)
La main cache la terre. Par ce mouvement la terre prend l’importance d’un sexe.
La lune parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses.
Le tableau est curieux par sa symétrie. Les deux sexes se font équilibre. »
Certes,
ce texte qui peut paraître un « poème énigmatique », selon les propos
de Geoffrey Hinton, n’est pas un commentaire explicite (une légende) mais il éclaire grandement la représentation qui est figurée au verso.
Ce qui retient tout de suite l’attention dans cette peinture, c’est, en effet, le signe clair des jambes dépliées (une partie de jambes en l’air)
sous ce croissant de lune que l’on associe à un accouplement.
Commençons donc par là. A y regarder de plus près, il s’avère que les
deux paires de jambes sont un simple jeu de miroir. Il s’agit donc bien
d’un dépliage en symétrie à partir de l’emplacement du sexe. La figure
construite, à partir de la ligne passant par cet axe, produit donc comme l’illusion fugace d’un corps en pénétrant un autre.
Ainsi
« L’équilibre des deux sexes », deux fois le même en fait - sans que
l’on sache précisément si il s’agit d’un sexe masculin ou féminin
d’ailleurs - étant « étendu dans une pose de rêve » - que l’on peut
comprendre de deux façons : soit par pose idéale, soit par une pose
rêvée - proposé dans le texte de Max Ernst s’expliquent assez bien. De même,
« Le croissant (jaune et parachute) », qui sert de trait d’union (ou de
dais) à ce montage permet-il par sa symétrie naturelle d’amortir le choc visuel et de masquer en partie le subterfuge. Ici on est donc trompé par la lune !
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1 - Daniel Paul Schreber, extraits de Mémoires d'un névropathe, Editions du Seuil, 1975
2 - La lune, allé retour
« La lune mesure le Temps. Les rythmes lunaires marquent toujours une "création" (les nouvelles lunes), suivie d'une "croissance" (la pleine lune), d'une décroissance et d'une "mort" (les trois nuits sans lune). C'est très probablement l'image de cette éternelle naissance et mort de la lune qui a aidé à cristalliser les intuitions des premiers hommes sur la périodicité de la vie et de la mort et a dégagé par la suite le mythe de la création et de la destruction périodiques du monde… » Mircéa Eliade, Images et Symboles
Max Ernst, La femme 100 têtes, 1929 |
Découpes,
fragmentations et assemblages sont on le sait assez fréquents chez Max
Ernst, ces procédés constituent même l’essentiel de sa production
d’images de l’époque. Par contre, c’est à partir de
l’automne 1921 qu’il entame les premières reconversions de certains de
ses collages en peinture. Werner Spies a parfaitement montré (et
démonté), dans son ouvrage « Les collages : inventaire et
contradiction », les différents enjeux de ce dispositif initial
comme moteur de l’imaginaire et surtout l’importance du passage à la
peinture qui, souligne-t-il, n’est pas qu’une simple transposition
(agrandissement), mais plutôt une réinterprétation quasi complète des
collages.
Pour
le tableau qui nous occupe, il n’existe cependant pas de traces
préalables directes permettant de suivre cette évolution, cette
métamorphose, comme c’est le cas, par exemple, pour L’Eléphant Célèbes ou Oedipus Rex…
L’espace proposé en est d’ailleurs assez différent, surtout si l’on
considère la présence d’un double mode de représentation (abstrait et
figuratif). Par ailleurs, est c’est sans doute important à souligner,
c’est la seconde fois1, à ma connaissance, que le motif stellaire (constellations géométrisées) est présent en peinture chez l’artiste.
La
présence de la lune, sous forme d’un croissant, mais aussi dans les
motifs circulaires du second plan, est donc suffisamment importante pour
qu’elle attire notre attention. « Le soleil « divisé en deux pour
mieux tourner », « La lune parcourt à toute vitesse ses phases et
éclipses.» et « La main cache la terre. Par ce mouvement la terre prend
l’importance d’un sexe »).
Mais
revenons un instant, précisément, sur la présence de cette main
superposée sur l’un des cercles qui se trouvent sur la figure
triangulaire centrale. Si
l’on s’en tient aux propos de Ernst, cette main cache la terre laquelle
peut être associée à un sexe, La figure de Gaïa, personnification de la
Terre, dans la cosmogonie d'Hésiode, serait pertinente puisque l’on
sait que c’est celle qui a engendré les races divines et les monstres.
Pourtant l’image qui nous vient d’abord, par ce jeu d’analogie d’une
main qui cache un sexe, c’est bien davantage l’évocation de la Vénus Pudique que de celle de la Terre.
Cette main, pourvue d’une attelle, maintenue dans un jeu de fils qui se tendent sur l’arc du croissant de lune, évoque encore celle d’un archer et, du coup, c’est aussi à Diane que l’on pense, autant pour l’arc que pour la lune qu’elle arborait dans les cheveux.
Diane
(ou Artémis), cette déesse qui ne se laissait pas voir nue d’un mortel,
et dont Actéon fit les frais pour l’avoir aperçue au bain. Cette main
suspendue dans le triangle d’un jeu de lignes tendues, passant par les
pointes du croissant, masquant en partie un cercle (une cible), aurait donc de bonnes raisons pour figurer celle de la déesse chasseresse à l’arc d’or, selon Homère. Et
puis, comme les figures lunaires ne manquent pas dans les récits
mythologiques, on pense encore par exemple à Séléné, déesse de la lune,
amoureuse du beau berger Endymion, endormi pour l'éternité dans une
grotte, et qu’à chacun de ses passages dans le ciel elle venait caresser
de ses rayons d'argent.
Pourtant, la phrase de Max Ernst insiste : « La main cache la terre ». Il faut donc se résigner, abandonner les mythes et redescendre sur le plancher objectif : revenir sur terre…
Séléné détails de Sir Edward Poynter et de Ubaldo Gandolfi |
Revenons aux planètes qui gravitent dans le ciel de cette peinture et dont
les termes soleil, lune et terre sont d’ailleurs aussi présents dans le
texte. Bon, d’abord il faut convenir que aucune des formes, désignées
par Ernst ne ressemblent à des astres, ni par les couleurs, ni par les
matières. A la limite, on peut croire à une sorte de schéma du système
solaire, En effet, le Soleil « divisé en deux pour mieux tourner »
serait donc situé au sommet de la composition, la Terre (cachée en
partie sous la main) se trouverait donc en dessous, quant à la Lune qui
« parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses.» elle pourrait correspondre aux trois autres disques, disposés sur le cercle qui indique leur trajectoire.
Schéma des planètes dans le tableau de Ernst et trois détails de l’univers selon Ptolémée |
Cette
représentation de la carte du ciel est, comme on peut s’en rendre
compte ci-dessus, plus proche de celle de Claude Ptolémée
(géocentrique : la Terre est fixe et au centre de l’univers) que de
celle de Nicolas Copernic (héliocentrique : Le soleil est au centre du
système…), or c’est la seconde, comme chacun le sait, qui prévaut encore
aujourd’hui.
Max
Ernst, qui n’était pas sans ignorer que la première théorie, dépassée
depuis des lustres, laquelle avait été, au XVIe siècle, l’objet de
querelles violentes entre les croyants (modèle biblique) et les
scientifiques (modèle objectif), n’a cependant pas hésité à planter son
décor sur un territoire totalement irrationnel. Si l’on cherche à en
comprendre la raison, une première explication en est assez simple. Ce
choix ne relève pas de la croyance, on s’en doute, mais bien d’une
volonté d’affirmer que l’esthétique surréaliste ne dépend pas du monde
rationnel. Les dessins et les collages de Max Ernst en sont d’ailleurs
la preuve tangible puisque, puisant dans un matériau qui, le plus
souvent renvoie à l’explication de phénomènes scientifiques, celui-ci
les détourne au profit de récits fictifs, voire surnaturels, surréels.
On n’est pas loin non plus de certaines illustrations des Romans de Jules Verne et plus particulièrement celles du Roman Autour de la Lune (1870), où l’auteur fait déclarer à l’un de ses personnages concernant justement la lune :
« C'est la carte de la vie, très nettement tranchée en deux partie, l'une féminine, l'autre masculine […] Aux femmes, l'hémisphère de droite. Aux hommes, l'hémisphère de gauche ! […] Quelle division singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l'un à l'autre comme l'homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l'espace ! »
Placé
sous le double signe de la lune, figure emblématique des divagations et
des perturbations physiques ou psychiques, ce tableau emblématique est
donc une sorte de manifeste, un blason si l’on veut, de la pensée
surréaliste. Jouant sur deux registres, la magie et l’irrationnel, et
l’ambiguïté « profane sacré », « lisible visible », sans lui-même être
dupe, Max Ernst peut donc avancer que les hommes n’en sauront rien.
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1 – Max Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922
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