vendredi 23 décembre 2016

Tout ce que la lumière ou l'obscurité touche... (1, 2)

Robert Rauschenberg

“Mon souci en 1949, concernant la photographie, reposait sur un conflit personnel entre curiosité et timidité. L'appareil photo avait une fonction de bouclier social. En 1981, je considère l'appareil photo comme une autorisation qui m'est donnée de pénétrer dans chaque ombre ou d'observer les modifications de la lumière. J'éprouve le besoin de me trouver là où ce ne sera plus jamais pareil; une sorte d'archéologie dans le temps seulement, qui oblige à voir tout ce que la lumière ou l'obscurité touche, et à y prêter attention. Mon souci est d'avancer à une vitesse dans les limites de laquelle agir.Robert Rauschenberg, Oeuvres, écrits, entretiens, Paris, Hazan, 2006
 
1 - Stop

En juin 2008, Céline Guillemin, une amie, me faisait parvenir ,sans commentaire, cette prise de vue (voir ci-dessus). Une image qui, elle devait s’en douter, ne pouvait que me réjouir : sorte de clin d’œil (à double détente) faisant suite à la série farfelue des onze épisodes de l’Angora de Bob.

Ce Stop, visiblement fraîchement posé, adossé à une barrière en béton, était associé à la présence d’un pneu, posé au sol, masquant partiellement le texte d’un autre panneau (plus ancien), le tout ayant été trouvé en l’état le long d’une voie ferrée, sur laquelle stationnait, au loin, un train de marchandises… Certes, je le devine, Céline prétendra sûrement, par modestie - et à juste titre - que ce n’était pas tout à fait volontaire mais qu'il s'agissait bien d'une coïncidence, d'une rencontre de flâneuse : une image saisie en passant. Stop ? Bon, d’accord : le message semblait clair. Je ne reparlerai pas de cette chèvre angora et de son vilain collier en caoutchouc, mais par contre, et puisque l’occasion m’en est donnée à rebours, parlons encore un peu de son auteur et de quelques autres de ses images.


Comment, en effet, ne pas retrouver dans la composition une allusion malicieuse à cette fameuse sérigraphie de Robert Rauschenberg (ci-dessus) intitulée Estate, datant de 1963 ? Mais si cette photographie de bord de gare m’a d’abord fait sourire, c’est peut-être finalement que, au delà du clin d’œil, il existait (mieux qu’une allusion) une référence directe à une autre image, dont elle avait peut-être connaissance.  


Il s’agit d’une photographie de Robert Rauschenberg, une des toutes premières réalisées en 1952. La présence d’une roue de bicyclette, le jeu des cadres et des tableaux empilés de guingois et un équilibre instable, l’utilisation d’un galet (posé lui aussi en équilibre )sur le moyeux pour bloquer la roue ,le tout pourrait presque faire penser à une combine de Bob. Il s’agit pourtant d’une scène croisée sur un stand de brocante, près de Black Mountain Collège, où l’artiste, encore étudiant, s’essayait à la photographie. 

D’autres images du même genre seront réalisées plus tard, avec le même appareil, notamment en Italie, sur les marchés Romains, en compagnie de Cy Tombly… Mais revenons sur cette image et sur une autre, datant celle-ci de 1953, prises lors de la première exposition personnelle de Rauschenberg à la Stable Gallery de New York.


Outre les White Paintings qui figuraient à cette exposition, on peut voir, sur ce cliché, des sculptures dont, deux d’entre elles utilisent justement le même matériel (galet, roue), ainsi que le principe d’équilibre. Il y a donc fort à parier que la configuration de cet étalage, vu et enregistré un an auparavant, a fourni à l’artiste l’idée de sa réutilisation. Il en va de même pour bon nombre de ses clichés qui seront, d’une façon ou d’une autre, régulièrement utilisés dans son œuvre, soit directement comme matériau, (reports photographiques) soit comme source d’inspiration de ses compositions.


R. Rauschenberg, Early Egyptian Série, 1978

 

C’est aussi le cas de cette autre photographie, un autoportrait réalisé dans le miroir d’une combine painting (R, in and out) en 1963, et qui reprend le jeux des vides et des pleins des cadres et la présence d’une petite roue encastrée en équilibre dans un montant de bois.


Cette roue de vélo, héritée de l’iconographie Duchampienne est l’un des éléments récurrents (avec le pneu, la chaise...) du vocabulaire graphique de Rauschenberg. Ici, l’image du corps de l’artiste, associée par son reflet à la roue, est d’ailleurs assez troublante, car elle anticipe, de quelques années, une triple lithographie intitulée Autobiography.




R. Rauschenberg et  Charlie Rose, Musée Guggenheim, 1998
2 - Auto
"Je ne veux pas que ma personnalité sorte par le morceau... Je veux que le travail soit un reflet de la vie et une réflexion sur votre environnement » Robert Rauschenberg
Ces trois lithographies de Robert Rauschenberg, regroupées sous le titre Autobiography, datent de 1968 ; disposées verticalement, elles composent un triptyque ayant donc pour sujet l’artiste lui-même. 

Le premier panneau (en haut) est composé d’une radiographie complète du corps de l’artiste superposée à un motif astral de celui-ci. Il est complété, dans la partie basse, par deux fragments photographiques : une roue de motocyclette retournée et un parapluie de photographe. La petite roue de la motocyclette, venant prendre appui sur la tangente du grand disque zodiacal, donne l’illusion qu’elle l’entraîne: l’ensemble de la composition évoque ainsi une sorte de mécanisme (ou d’engrenage). Par ailleurs, le jeu des différentes formes de transparence (de la radiographie à la superposition des différents éléments graphiques ainsi que le motif circulaire et central), font aussi penser à une rosace ou un vitrail. Enfin, l’association visuelle évoque aussi une sorte de roue de la fortune.

Le second panneau, au centre, propose une photographie sur laquelle est imprimée en spirale la biographie de l’artiste de 1925 à 1968 (d’où le titre de cette suite). L’image centrale colorisée en bleu, est extraite de l’album de famille où l’artiste alors âgé de deux ans est en compagnie de ses parents sur une barque, dans un marais, non loin de Port Arthur (Texas), sa ville natale.

Le dernier, en bas, contient un détail d’une photographie de l’artiste lors de la performance intitulée «Pélican » qu’il réalisa en 1963. Elle est encadrée par un jeu d’autres clichés en noir et blanc : disposée verticalement, sur la gauche, une frise représentant le water front de Manhattan, et en bas (telles deux prédelles) des silhouettes de citernes si caractéristiques des toits des immeubles new-yorkais.

En 1998, parcourant, en compagnie du journaliste Charlie Rose, les salles de la rétrospective qui lui était consacrée au Musée Guggenheim, Rauschenberg indiqua à propos de cette pièce: « J’ai travaillé à partir de trois cercles […] celui du haut représente le chao (ou le désastre),l e second est lié aux activités de la vie et le troisième recouvre des intentions romantiques. » 
 

Il y a indéniablement chez Rauschenberg, comme chez de nombreux artistes du Pop Art, une distance ironique, un regard critique sur le monde et plus particulièrement sur la société américaine. Le choix d’une iconographie prélevée essentiellement, à cette époque, dans les revues ou les journaux, leur amalgame volontaire produisant les jeux de télescopages et d’interférences, leur érosion ou leur dégradation par différents procédés (macules de peinture, superpositions, transferts par trichloréthylène, ou crayon lithographique, permutation d’échelles et renversements…) en sont les premiers révélateurs.
Ajoutons à cela les significations qu’elles induisent par cette sorte d’enfouissement ou de parasitage (strates d’informations parfois réduites à une simple texture), pour percevoir que ce grand brassage de fragments combinés donne rarement une image idyllique des États-Unis.
On ne peux s’empêcher d’établir un rapport avec le suaire de Turin où l’image d’un corps se serait imprimée, tel un négatif photographique, sur les fibres du drap, devenant ainsi pour les uns  le support tangible et incontesté de leur croyance  et pour d’autres l’exemple d’une belle supercherie.

Toujours est-il que, dans les deux cas, la plastique (le matériau), le procédé autant que la symbolique d’un tel objet (matérialité et pouvoir de l’image) ne pouvait pas laisser l’artiste indifférent. Il en usera d’ailleurs à plusieurs reprises directement comme dans les deux œuvres précitées, ou de façon indirecte, comme dans Rauschenberg and Weil - double blue print - (1950), dans Franciscan II (1972) ou encore dans Preview (1974).
On notera encore que la présence de ce squelette est déjà associée en 1967, dans la série préparatoire (Test Stone) à Booster,  aux jeux des arcs de cercles  de la roue de motocyclette et que la présence du parapluie réflecteur avait déjà été utilisée pour un ensemble de sérigraphies retouchées à la peinture (Untituled 1962), proche dans le traitement graphique de la série Crocus (1962). 
 



Cette confusion des genres entre médecine et astrologie prendra fin, à la Renaissance, avec les premières explorations systématiques du corps humain notamment avec la pratique des dissections chez Vésale et la constitution de précis d’anatomie comparée.
 
Le choix de Rauschenberg de superposer à nouveau ces deux modes (radiographie et grille astrologique), dans ce premier panneau de Autobiography, marque peut-être une intention de ne pas céder aux sirènes d’une époque dont le seul credo est rationnel.

Un double portrait de Rauschenberg en somme, définit indifféremment par les rayons X et par des calculs ésotériques, ou encore s’agit-il là de pointer la confusion ou complexité d’un être dont il ne suffit pas de lire en transparence le corps pour expliquer les sentiments et le parcours.


Propulsé par le destin d’une roue renversée, amorti par la soie du parapluie dont  le Comte de Lautréamont (1), avait fait l'un des ingrédients insolite de la définition de la beauté chère aux surréalistes, cette effigie à la fois macabre et stellaire recoud les signes de l’histoire d’une humanité inscrits dans l’image.





   
           

   
 


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